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Le picaro foule au pied les valeurs auxquelles le monde attache tant de prix, il n'a que faire de l'opinion. Il est l'incarnation de l'anti-honneur. A la noblesse était lié l'honneur qui émanait de l'être même en vertu de sa naissance. Les romans picaresques relèvent tous de ce principe aristocratique : il n'y de dignité et d'honneur que fondés sur le sang. Cependant, le déshonneur picaresque suppose une religion de l'honneur. Il n'y a de blasphème que dans la croyance.

 

Le picaro est la contre-figure de l'idéalisme monarchique impérialiste et catholique du XVIème siècle. Le picaro est d'origine ignoble. C'est pourquoi, dès le dut, le narrateur dévoile ses titres de noblesse à l'envers : sa naissance ignoble (lignage de larrons, d'escrocs, de juifs et de prostituées) est déterminante à l'endroit d'un anti-honneur qui conditionne son comportement. L'honneur s'hérite, mais aussi l'anti-honneur. C'est une sorte d'hidalguia négative fondée sur son ascendance. Aucun picaro ne refuse à priori la loi de son destin préfigurée dans sa naissance. Il y aurait un déterminisme sans faille.

 

Le picaro, par ses origines - un milieu où l'on ne peut vivre que d'expédients - ne peut que se consacrer à toutes sortes d'activités marginales pour survivre. Parce qu'il est un marginal dans la société, qu'il refuse de s'intégrer au modèle mercantilisme européen, il en est également la victime ; ce qui fait de lui un Hidalgo à rebours. D'ailleurs, dans l'imaginaire des Français du XVIIème siècle, l'Espagne semblait s'incarner en deux archétypes : l'Hidalgo et le Picaro.

  

Mais il est une autre donnée, peut-être plus subtile, qu'il partage à sa façon avec l'Hidalgo. Il est, en effet, un autre aspect plus secret de l'honneur, orgueil plus proche du stoïcisme qui consiste à se vaincre soi-même, à savoir dominer la fortune, à opposer un front serein aux coups du destin. Cette sérénité, cette « conformidad » (résignation) , ce « sosiego » (calme), face aux coups du sort, tempèrent chez le noble l'orgueil du triomphe. Chez le picaro, on trouve cette vertu, dans une version certes dégradée, sous la forme d'une acceptation stoïque des aléas de la fortune, sans la moindre révolte.

 

Le Lazarillo paraît à une époque où, en littérature, triomphe encore le roman de chevalerie avec ses chevaliers errants, redresseurs de torts, protecteurs de la veuve et de l'orphelin. Ils combattent toujours au nom de leur Dame à laquelle ils vouent un amour indéfectible. Parmi les plus fervents lecteurs de ce genre de romans, on compte Charles-Quint lui-même, Saint Ignace de Loyola, Sainte Thérèse d'Avila.

 

A la même époque, l'Italie révélait aux lecteurs lettrés la sereine douceur de l'Arcadie pastorale. Les premières « bergeries » espagnoles font leur apparition en même temps que le picaro. Chevaliers errants et bergers comblaient l'imagination des lecteurs en leur proposant, comme en un miroir magique, l'image d'une humanité portée à son plus haut degré de perfection et dans laquelle ils pouvaient se projeter. A cette image stylisée, le picaro semble substituer une stylisation narquoise de l'expérience quotidienne dont il ne retient à dessein que ce qu'elle peut représenter de plus dérisoire.

 

Aussi l'univers picaresque n'est-il pas moins mythique que l'autre. Simplement, il propose, à toutes fins utiles, une mythologie contraire. Le propre du récit picaresque est que la hantise de la quotidienne substance s'amalgame dans la personne à son anti-honneur héréditaire et de cet amalgame naît une problématique conférant au récit sa signification.

Le Lazarillo de Tormes, chef d'œuvre anonyme parut à Burgos en 1554 sous le titre original de « La Vida de Lazarillo de Tormes y de sus fortunas y adversidades ». Ce premier picaro, Lazarillo, émerge d'un fond d'historiettes populaires, mais à partir du moment où il dit « je », il naît à la littérature.

 La langue est un chef d'œuvre de simplicité, de sobriété, émaillée de multiples « refranes » (dictons). C'est un récit ancré dans le réel : les aventures de Lazarillo sont toujours situées dans l'espace, dans le temps : le pont de Tormes, les chemins de Castille, une auberge, la maison de l'Escudero, les rues de Tolède. Et s'il atteint la vérité psychologique des personnages, c'est malgré - ou grâce à - une certaine déformation caricaturale.


Le livre est divisé en sept traités d'importance inégale où s'inscrivent les différentes étapes de la vie de Lazarillo. Les trois premiers sont plus longuement développés.

 

Son père n'était pas fort honnête. Il fut « accusé de certaines saignées malicieuses faites aux sacs qui venaient moudre au moulin. » Mis en prison, « il confessa, ne nia point et souffrit persécution à cause de la justice. » Exilé, il partit comme muletier d'un gentilhomme qui participa à une expédition à Djerba où il trouva la mort en 1520. Lazarillo a alors huit ans.

 

Sa mère, devenue veuve, vint vivre à la ville, « Elle décida de s'attacher aux gens de bien afin d'être des leurs » ; elle loua une maisonnette ; elle faisait la cuisine pour les écoliers et lavait le linge des palefreniers du Commandeur. Elle en vint ainsi à fréquenter les écuries. »


A la fin du roman quand « au comble de toute bonne fortune », c'est-à-dire devenu crieur public, Lazarillo voit le victorieux empereur entrer à Tolède où il a réuni les Cortes en 1540, il a vingt-huit ans. Entre-temps, Lazarillo a vécu difficilement, mais il a vécu


C'est ainsi qu'elle s'acoquina avec un brave noir. Tout d'abord réticent, le petit garçon finit par l'adopter car grâce à lui le menu quotidien s'améliora

« Ma mère finit par me donner un très mignon négrillon que je faisais sauter sur mes genoux et que j'aidais à emmitoufler. Un jour où mon négro de parâtre batifolait avec le mioche, comme le gamin voyait que sa mère et moi nous étions blancs et pas lui, il le fuyait avec crainte le prenant pour le croque-mitaine. »Et le jeune Lazaro de se dire en lui-même :

« Nombreux doivent être de par le monde ceux qui fuient les autres parce qu'ils ne se voient pas eux-mêmes. »

 

Mais Zaide, le parâtre, volait pour aider la famille ; il fut soupçonné. Lazarillo lui servait de revendeur...Il avoua tout. Zaide fut fouetté « lardé de graisse bouillante » ; la mère reçut également cent coups de fouet et n'eut plus le droit de le revoir.Elle se fit servante d'auberge et confia le jeune Lazarillo à un vieux mendiant aveugle dont il devint le guide et le serviteur.

 

« Mon fils, je sais que je ne te verrai plus. Tâche d'être honnête et que Dieu te garde. Je t'ai élevé et je t'ai placé auprès d'un bon maître. A toi de te débrouiller. »Lazarillo se souviendra de ce conseil maternel : « Tire-toi d'affaire tout seul »Ce premier maître, l'aveugle, est mendiant de métier. La mendicité est reconnue comme un droit pour ceux qui ne peuvent travailler (la loi les distingue des paresseux, les « vagos », qui refusent le travail) ; le mendiant reconnu doit être muni d'une licence octroyée par le curé de son lieu d'origine qui lui permet de solliciter la charité publique dans la localité et à six lieues à la ronde.

 

Parmi ces mendiants, les aveugles constituent un groupe de privilégiés ; ils avaient le monopole de réciter ou de chanter des oraisons qui préservent les individus et la collectivité des maladies et calamités diverses.Cet aveugle est un vieillard rusé et menteur, impitoyable. C'est lui qui va former son jeune valet, naïf et ingénu, à la dure école de la lutte pour la vie dans un monde hostile et sans pitié. Ils sont à Salamanque ; à l'entrée du pont se trouve un taureau de pierre.

 

La trame narrative est relativement simple.
Lazarillo, dont le père était meunier, raconte comment il naquît près de Salamanque sur les bords du Tormes sans doute vers 1512.
« Une nuit que ma mère, enceinte de moi, se trouvait au moulin, les douleurs la prirent, et c'est là qu'elle me mit au monde. De telle sorte que je peux dire que je suis né dans le ruisseau. » (cf. traduction de Bernard Sesé. GF Flammarion)

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Jacqueline Baldran Maître de conférences. Paris IV
 

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