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Il y a peu d’écrivains dont les personnages ont pénétré à ce point l'imaginaire collectif qu'ils sont devenus des noms communs. Consultez le Robert et vous y trouverez cette définition de Don Quichotte : "Homme généreux et chimérique qui se pose en redresseur de torts, en défenseur des opprimés.", et également la définition de Dulcinée   "Femme inspirant une passion romanesque". 

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     Statue de Don Quichotte à Tomelloso

 

Au fil des siècles, le Quichotte s’est enrichi de nouvelles lectures ; le XIXème siècle romantique ne fut pas sensible à la seule verve comique du roman ; on porta un autre regard sur notre chevalier errant, le plus moulu, le plus rossé, le plus moqué des chevaliers, mais le plus émouvant, le plus digne; une figure à la fois sublime et dérisoire ; désormais l'on ne cessera plus de chercher les multiples implications philosophiques de ce roman.

 

En Espagne, pour la génération de 98, il deviendra l'âme même de l'Espagne, étroitement lié à une mythification de la Castille.

Par ailleurs, cette œuvre de Cervantès, d’une étonnante modernité, d’une exemplaire liberté, marque une date essentielle dans l’histoire du roman.

 Nous ne le lisons pas comme au XVIIème siècle, nous ne rions pas des mêmes choses et, si ce roman a une valeur universelle, c'est que cet ouvrage, apparemment destiné à faire rire d'un pauvre fou qui se prenait pour un chevaler errant, est riche de pensées profondes, de philosophie, de sagesse, d'expériences humaines.

    Don Quichotte est un mythe et la gloire de l’Espagne où nul n’ignore ce grand classique. En 2005, pour célébrer l’anniversaire de la parution de la Première Partie, tous les soirs, un comédien ou un écrivain en lisait un long passage à la télévision espagnole.

 En revanche, à part les Hispanistes, rares sont les Français à l’avoir lu entièrement.

C’est pourquoi il m’a semblé indispensable de vous infliger un long préambule.

 

Bref rappel historique

  Le destin a fait naître et vivre Cervantès, pour le meilleur et pour le pire, dans cette époque étonnante de l'histoire espagnole, connue sous le nom de Siècle d'Or, qui coïncide avec le règne des Habsbourg. Epoque étonnante car, alors que l’Espagne sombrait dans une inexorable décadence, elle connaissait la période la plus faste de sa créativité littéraire et artistique.

Les Rois catholiques, Isabelle de Castille et Ferdinand d'Aragon, ont préparé, forgé le futur destin de la péninsule. Ils sont la charnière entre le Moyen-Âge et les Temps modernes.

      - Avec leur union s'amorce l'unification de l'Espagne.

- Avec la chute du dernier royaume arabe de Grenade, en 1492, s'achève la reconquête de la péninsule qui consolide l'unification du territoire.

- Isabelle la Catholique expulse les Juifs d'Espagne et introduit en Castille le tribunal de l'Inquisition.

- Par le mariage de leurs deux aînés, Juan et Juana, ils lient le destin de l'Espagne à la puissante dynastie des Habsbourg d'Autriche.

- Christophe Colomb découvre l'Amérique.

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Ferdinand d'Aragon et Isabelle de Castille par Bigarnny

 

Le prince héritier Juan mourut peu après son mariage. Juana épousa Philippe Le Beau ; à la mort de son mari, elle sombra dans la démence.

Ce fut donc leur fils aîné, Charles, qui hérita de leurs possessions en 1517, à l’âge de 17 ans.

Il est roi de Castille et de Navarre, de Cerdagne, de Sicile, de Naples par héritage maternel, et Roi de Bourgogne, des Pays-Bas, de la Franche-Comté, de l’Autriche, du Milanais par héritage paternel.

 

 

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Charles-Quint et son chien (Le Titien)

 

A 19 ans, Charles Ier d'Espagne est sacré empereur d’Allemagne, sous le nom de Charles-Quint.

La conquête des royaumes aztèque et inca agrandira encore son empire.

Il pourra dire à juste titre : "Le soleil ne se couche pas sur mes domaines".

Sous son règne se produisit la grande fracture religieuse de l'Europe : le luthéranisme.

Charles-Quint, profondément croyant, se sentait investi d'une mission. C'est en vue d'un grand dessein que Dieu avait rassemblé sur lui toutes ces couronnes : une Europe centralisée autour d'une foi commune mise en péril par l'hérésie luthérienne. Les Espagnols seront le fer de lance de cette milice au service de la Contre-Réforme.

Charles-Quint abdique en 1556 et meurt en 1558.

      Cervantès avait alors 11 ans.

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      Felipe II Alonso Sanchez Coello

Philippe II, fils de Charles-Quint, né en 1527, lui succède.

Héritier d'une prestigieuse dynastie, il fut l'un des princes les plus puissants des temps modernes. Dans son austère vêtement noir, ce petit homme frêle, qui tient entre ses mains le destin de millions d'êtres humains, hante encore les galeries de l’Escorial.

Autour de lui, l'Espagne, entourée d'un vaste empire, rayonne au faîte de sa gloire ; elle fait corps avec son roi qui consacre sa puissance à imposer la foi chrétienne au monde entier.

 Il est très religieux, animé d'une foi inébranlable et convaincu de sa mission divine.

Deux brillantes victoires marquent le début de son règne :

La première eut lieu à Saint-Quentin. En l'honneur de cette victoire sans lendemain, il fit édifier le château de l'Escorial.

En 1571, la Sainte Ligue, qui réunit l'Espagne, Venise et Rome pour mettre un terme à la progression de l'armada turque, triomphe lors du combat naval de Lépante.

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Cette victoire eut un immense retentissement dans toute la chrétienté. 

Cervantès était à bord d’un vaisseau espagnol : il avait 24 ans.

Puis vinrent les défaites :

En 1585, contre l’Angleterre, Philippe II mit sur pied l'Invincible Armada.

La destruction presque totale de l'escadre au large de Calais, due aux éléments tout autant qu'à l'audace des marins anglais, porta un coup mortel à la puissance espagnole (1588).

Quelque chose s'effondrait du rêve espagnol.

Fidèle au credo de son père et de ses ancêtres, Philippe II ne cessa de se faire le champion de la lutte contre l'hérésie. Son intransigeance entraîna la révolte des Pays Bas.

  Puis il voulut arracher à leurs parents les enfants des Morisques d'Andalousie. Une guerre sanglante s'ensuivit qui s'acheva par la déportation des 70.000 survivants vers le Nord. La population d'origine musulmane fut saignée à blanc et la région de Grenade dévastée.

"Mieux vaut être souverain sans sujets que de régner sur des hérétiques."

  Le roi avait purgé la société des éléments qui avaient pourtant participé à l'épanouissement de la civilisation.

Pour les Espagnols, malgré les drames et les échecs qui parsemèrent son règne, Philippe II était leur modèle, l'idéal de leur vie.

Quand en 1598, après un demi-siècle de pouvoir absolu, le vieux roi s'éteignit à l'Escorial, les esprits les plus clairvoyants osaient, pourtant, se l'avouer : le déclin était là.

 Dans un prologue au Mémoire remis à Philippe III après la mort de son père, il est écrit :

"Les vertus du nouveau Prince étant égales à celles du Prince défunt, l’Espagne est assurée de son redressement aussi bas qu’elle soit tombée."

Est-ce une insolence ? Cette façon de démolir en six mots tout un effet oratoire sera le procédé favori sur lequel est bâti le QuichottE;

Le règne de Philippe III, qui abandonna le pouvoir à son favori, le duc de Lerma, ne fit qu’accentuer la crise économique et financière ; elle était devenue une crise morale

L'idéal qui soutenait le héros chevaleresque avait disparu.

L'Espagne se peuplait de "picaros" qui venaient de tous les horizons ; hidalgos ruinés mais se refusant à travailler de leurs mains, étudiants faméliques, soldats démobilisés, laquais, truands, moines, gitans.

 

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 Les préjugés contre le travail déshonorant, l'anarchie honorable, les habitudes de pillage, d'ivrognerie et de paresse acquises aux armées, gangrénaient le pays.

L’Espagne, ravagée par les épidémies, était devenue une société parasitaire composée de mendiants et de spadassins.

Elle avait édifié une superstructure illusoire, mythique et mystique qui la rendait sourde et aveugle à un monde qui évoluait.

 Lucide, un théologien, Cellorigo avait écrit en 1600 :

"Il semble qu’on ait voulu faire de cette république une république d’hommes enchantés, vivant hors de l’ordre matériel des choses."

 

A cet homme enchanté, Cervantès, cinq ans plus tard, allait donner un nom immortel.

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 Don Quichotte et Sancho Panza  Place d'Espagne - Madrid

 Miguel de Cervantès y Saavedra naquit en 1547 sous le règne de Charles-Quint et mourut sous le règne de Philippe III. C’est dire qu’il a vécu la crise décisive de la puissance espagnole, à savoir le passage d'une conjoncture ascendante à une conjoncture d'effondrement qui se situe entre 1598 et 1620.

 Quand parut la première partie du Don Quichotte en 1605, Cervantès avait 57 ans.

La seconde partie fut publiée dix ans plus tard, et peu s’en fallut que ce fut à titre posthume car Cervantès mourût quelques mois plus tard à 66 ans.

C’est donc une œuvre de maturité, écrite par un homme dont la vie fut hasardeuse, difficile, marquée par des déceptions et des chagrins personnels. À son humble rang, il fut mêlé aux vicissitudes de sa patrie. Il fut dans sa jeunesse l'acteur obscur d'une aventure héroïque, puis le témoin lucide d'un temps de doutes et de crises.

Don Quichotte ne serait-t-il pas le rêve de Cervantès, un rêve qu’il raille, sans y renoncer vraiment, sans cesser de le chérir. Ce livre ne nous montre-t-il pas comment une âme fière, née pour l’héroïsme, d’expérience en expérience, se heurte à la réalité vulgaire qui cherche à la rabaisser et, si elle résiste, à l’accabler ?

Cervantès en son temps

   Sans doute, dans sa jeunesse, rêva-t-il de gloire militaire puisqu’il participa à la glorieuse bataille de Lépante. Il se battit vaillamment et il reçut trois coups d'arquebuse ; deux à la poitrine, le troisième à la main gauche dont il perdit l’usage.

   "Si l'on me proposait aujourd'hui d'opérer pour moi une chose impossible, j'aimerais mieux m'être trouvé à cette prodigieuse affaire que de me trouver à présent, guéri de mes blessures, sans y avoir pris part."

 

Quatre ans plus tard, il donnait sa démission de l’armée et quittait Naples muni de lettres de recommandations de don Juan d'Autriche, qui commandait la flotte à Lépante, et du duc de Sessa. La galère sur laquelle il s’était embarqué fut arraisonnée à la hauteur de Cadaqués ; il fut fait prisonnier, avec tous ses compagnons de voyage, et emmené au marché aux esclaves.

 

Les signatures prestigieuses de ses lettres de recommandations lui valurent d'être traité avec certains égards, mais aussi d'être vendu fort cher.

Pendant ces années de captivité, il organisa, pour lui-même et d'autres captifs, quatre intrépides tentatives d'évasion qui échouèrent à cause de la traîtrise de ceux qui s'étaient engagés à les aider.

Il fut enfin racheté en septembre 1580.

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Néanmoins, passé l'accueil chaleureux fait au captif enfin libre, il sollicita en vain un emploi. Ses parents s'étaient endettés pour le racheter ; les soucis familiaux l'assaillaient et les femmes de sa famille, une tante et ses sœurs, avaient une fâcheuse réputation.

 

Miguel renoua avec les milieux littéraires et écrit diverses poésies. Il commença la rédaction de son roman pastoral La Galatea en prenant pour modèle le "best-seller" de l'époque, La Diana de Montemayor.

 

Cette Galatea sera fort prisée en France et inspirera, sans nul doute, L'Astrée d'Honoré d'Urfé. Par goût et par nécessité, il tenta de se faire un nom au théâtre.

Seulement deux de ses pièces nous sont parvenues La vie à Alger et Le siège de Numance qui raconte l'héroïque défense des Ibères qui se suicidèrent tous plutôt que de se rendre aux Romains.

 

Mais c’est surtout Lope de Vega qui faisait courir les foules.

Miguel vivait dans une grande précarité ; en décembre 1584, il épousait Isabel de Palacios. Il avait 37 ans, elle à peine 20. Moins de trois ans après son mariage, il partit pour Séville où il fut nommé commissaire aux vivres pour la grande expédition navale, l'Invincible Armada, qui se préparait contre l'Angleterre. Rôle ingrat s'il en fut.

Pendant des mois, il sillonna la province.

Il s'arrêtait dans les auberges, plaidait, rabâchait les mêmes arguments pour convaincre les uns et les autres. Mais la tâche était rude.

Las de courir les routes, il sollicita un poste dans l'administration en Amérique qu’on lui refusa grossièrement.

 

Sa mission s'acheva en avril 1594.

En août, il fut nommé collecteur d'impôts : il devait collecter 2,5 millions de ducats, qui étaient des arriérés des taxes dans la région de Grenade.

Il reprit donc la route, mais il n’était pas doué, et se retrouva parfois en prison.

   On suppose que Cervantès a pris congé de Séville pendant l'été 1600.

Quinze ans d'errances et d'épreuves s'achevaient ; en apparence, elles ne lui avaient apporté que des déceptions, mais elles furent en réalité dix années d'expériences irremplaçables au fil desquelles se forgèrent les armes qui lui permirent de devenir Cervantès.

Ce petit peuple qui fourmille dans son roman (on a compté 600 personnages), il a vécu et lutté avec lui pendant des années. Le fait de l’avoir pratiqué, jour après jour, ainsi que son expérience de commissaire aux vivres, expliquent, en partie, l’incomparable saveur populaire de ce roman inimitable.

  Cervantés n'a plus d'illusions ; il aurait pu devenir amer, aigri ; or il semble y avoir gagné une sagesse un peu désabusée, faite d'ironie subtile ; il porte sur le monde et sur les hommes un regard lucide et tolérant.

 C'est ce mélange d’ironie et de tendresse, de bonté foncière, qui donnera une résonance si profonde à ses œuvres de maturité, et particulièrement à cet ouvrage incomparable qu'est le Don Quichotte.

Jusqu’à la fin de sa vie, il vivra dans la plus extrême précarité, pour ne pas parler de misère.

La première partie du Don Quichotte s’ouvre sur un prologue

Prologue au lecteur :

   "Ce livre, fruit de mon esprit, je l'aurais souhaité le plus beau, le mieux fait, le plus intelligent qui se puisse concevoir. Mais nul ne va contre l’ordre de la nature qui veut que chaque chose engendre sa pareille. Or, que pouvait produire ma pauvre cervelle stérile et mal cultivée sinon l'histoire d'un homme sec, rabougri, fantasque, plein d'étranges pensées que nul autre n'avait eues avant lui - comme peut l'être ce qui a été engendré dans une prison, séjour des plus incommodes."

 

Sa réputation franchit les Pyrénées. Son nom se répand à travers l’Europe, en Italie, aux Pays Bas, en Allemagne, mais c'est en Angleterre que son succès éclate.

Il semble que Cervantès ait ignoré cet engouement universel. La jeune gloire du vieil écrivain suscitait bien des rivalités d’autant qu’entre 1613 et 1615, il va écrire quelques unes de ses œuvres majeures, dont la seconde partie tant attendue du Don Quichotte.

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     Miguel de Cervantès y Saavedra

 

En 1613, Cervantès, dans la préface à ses Nouvelles exemplaires, laissa pour la postérité son autoportrait, le seul que l’on puisse tenir pour authentique.

 

"Celui que vous voyez ici, au visage allongé, cheveux châtains, front lisse et insouciant, regard joyeux et nez aquilin encore que bien proportionné, barbe d’argent qui fut d’or il y a de cela moins de vingt ans, grandes moustaches, bouche petite et dents ni menues ni trop longues, mais il n’en a que six et de surcroît dans un état douteux et un agencement pire encore puisqu’elles ne s’emboîtent pas comme il convient; corps entre deux extrêmes, ni grand ni petit, teint vif mais plus blanc que brun, allure un peu voûtée et démarche manquant de légèreté; celui-ci donc est, je le certifie, le portrait de l’auteur de La Galatée et de Don Quichotte de la Manche, de celui qui fit le Voyage du Parnasse et d’autres œuvres égarées par-ci, par-là, sans le nom de leur maître. Il porte le nom de Miguel de Cervantès Saavedra."

 

Il est émouvant de le voir résigné à son âge (il a 66 ans), détaché même de ses œuvres dont "certaines se promènent anonymement" ou attribuées des tiers "sans le nom de leur maître."

 

Il ajoute :

"Il fut de longues années soldat et captif cinq ans et demi au cours desquelles il apprit la patience dans l’adversité. Il perdit la main gauche à la bataille navale de Lépante, d’un coup d’arquebuse, que malgré sa laideur, il tient pour très belle, car elle lui fut faite en l’occasion la plus mémorable et élevée qu'ait vue les siècles passer et que puissent espérer voir les siècles à venir alors qu’il servait sous les drapeaux vainqueurs du fils du tonnerre de la guerre, Charles-Quint, de bienheureuse mémoire."

 

La liste des ouvrages consacrés à Don Quichotte est impressionnante. Les plus éminents critiques ont écrit des pages parfois remarquables sur ce héros dérisoire et, peu à peu, le Chevalier à la Triste Figure s'est détaché du livre dont il est issu pour devenir le sujet d’une réflexion philosophique, humaniste. Il semble néanmoins que jamais aucun ouvrage ne parviendra à épuiser le sens de ce roman.

Je laisserai de côté ces ouvrages, et pour tenter de le cerner et comprendre le sens de sa quête j’ai choisi une démarche plus modeste et peut-être plus périlleuse : interroger le texte.

 Ce qui m’amène à vous donner quelques repères pour nous orienter dans cette œuvre immense.

 

Brève analyse du roman

 

La première partie comporte 52 chapitres.

 

Un hidalgo de la Mancha, rendu fou par la lecture des romans de chevalerie, part sur les chemins de Castille afin de ressusciter la chevalerie errante.

L'inscription concrète dans l'espace géographique dessine progressivement trois boucles dont le point de départ et de retour est à chaque fois le village de la Mancha où l'hidalgo a vécu sans histoire jusqu'au moment où il a été saisi, vers la cinquantaine, par sa folie littéraire.

En tout, trois sorties de Don Quichotte.

 Dans la première partie du roman, Don Quichotte effectue deux sorties.

La première fois, Don Quichotte part seul. Une sortie vite écourtée, environ trois jours.

Pour sa seconde équipée, il est accompagné de son écuyer Sanch

 Dans la seconde partie du Don Quichotte, publiée dix ans plus tard, la boucle s'élargit.

Cette troisième sortie s'ouvre sur les horizons nouveaux, l'Aragon, au sens large qu'avait à cette époque cette partie de l'Espagne, incluant la Catalogne qui sert de cadre à la troisième et ultime sortie du chevalier errant.

 

Le roman

 

Du hobereau qui s’offre à nous au seuil de ce roman, on peut dire que rien ne le prédispose entrer dans l’immortalité, il a vécu sans histoire jusqu'au moment où il a été saisi, vers la cinquantaine par sa folie littéraire.

 Le roman commence par une phrase que tout écolier espagnol, autrefois au moins, connaissait par cœur et qui est une citation voilée d'un romancero connu.

"En un lugar de la Mancha de cuyo nombre non quiero acordarme."

"Dans un village de la Manche dont je ne veux pas me rappeler le nom" (traduction d’Alice Schulman)

   On ne peut qu’être frappé par la désinvolture souriante de l'auteur à l'égard d'une précision qui donne le ton humoristique d'un récit qui s'encombrera volontairement de multiples détails destinés à authentifier l'historicité d'un récit.

  Même désinvolture à l'égard du nom. Notre héros est également insaisissable en son état civil. On ne sait pas s’il se nomme Quichada, Quesada ou Quechana.

On ne saura pas avant la fin son véritable nom, comme si le seul qui importait pour lors était celui sous lequel il entre dans le récit.

    Don Quichotte nous apparaît tout d'abord défini par ce qui l'entoure : les objets, les animaux, sa domesticité, son mode de vie.

Au centre, "un cincuenton" (un quinquagénaire), maigre, sec, brûlé d'un feu intérieur, prisonnier de ce qui l'entoure et le définit, et auquel son aventure va le faire échapper.

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Don Quichotte (Honoré Daumier)

 

La lecture des romans de chevalerie lui a fait perdre la raison.

   Ce fut d’abord un surmenage intellectuel.

"Del mucho leer y del poco dormir, se le secó el cerebro".

"A force de dormir peu et de lire beaucoup, il se dessécha le cerveau, de manière qu’il vint à perdre l’esprit." (traduction de Louis Viardot)

 

Le narrateur nous révèle la progression de sa folie.

- Il a lu tant de romans de chevalerie qu’il est tenté d’écrire une suite aux aventures de ses héros familiers. Il est pris au jeu de la vertu poétique de l'inachèvement.

Ce qui est révélateur de la sensibilité de Cervantès à la vie des personnages littéraires qui se prolonge au-delà du livre.

 

- L’excès de lecture et les efforts de compréhension, - ces romans sont écrits souvent dans un style amphigourique dont il nous livre des exemples grotesques mais exacts - ces efforts entraînent un surmenage.

- Puis, la barrière s'écroule entre le réel et le roman.

Tout d’abord, sa croyance est tournée vers le passé. Ces héros ont existé.

Puis vers l'avenir : il se voit en chevalier dont les exploits sont reconnus et chantés. Lorsqu'il se décide à partir, sa folie va s'inscrire dans le présent.

 - Enfin l'invraisemblance de ces exploits, loin de lui inspirer le doute, le conforte dans sa folie car il adhère au mythe de l’exceptionnel. Donc rien de ce qui lui arrivera ne suscitera en lui le moindre doute.

Pour lui, les frontières entre ses lectures et la réalité se sont abolies. Il veut, en suivant des illustres chevaliers dont il a lu les exploits, "s’en aller de par le monde chercher des aventures, réparant toutes sortes d’injustices".

 À son vieux cheval il donne le nom désormais célèbre de "Rocin-ante".

Un rocin est un vieux cheval, "une rosse", et il y ajoute ante qui veut dire avant. Par le pouvoir du mot qui crée la chose, ce vieux cheval accède ainsi à la dignité de fringante monture.

 

Il fourbit les armes rouillées de ses ancêtres.

C’est par un processus semblable qu’il se fait chevalier errant quand il se donne le nom de Don Quichotte. Il y ajoute, à l’exemple des romans, le nom de sa patrie. Il est désormais Don Quijote de la Mancha.

Par ailleurs, ses lectures lui ont appris qu’un chevalier errant doit être amoureux, aussi choisit-il une dame qu’il doit aimer. Son choix se porte sur une certaine Aldonza Lorenzo (ou Dulcinea del Toboso) dont il a été peut-être autrefois amoureux. Encore n’est-ce pas certain : "fue a lo que se cree" (ce fut, semble-t-il).

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                                                 Aldonza Lorenzo (Federico Coullaut-Valera)

  Quoiqu’on ait pu en dire parfois, l’amour pour Dulcinée n’est pas à confondre avec une quête de l’idéal. C’est parce qu’il doit être amoureux qu’il choisit cette femme. Cette précision n’est pas anodine car ne veut-il pas nous dire qu’en amour on ne doit pas tant se demander "Qu’est-ce qu’elle a ?", mais plutôt "Qu’est-ce que j’ai ?".

  Il se hâte de partir car le monde a besoin de lui. Il part pour accomplir la mission dont il est investi, mais il sort par une porte dérobée.

Pourtant il est sûr de son bon droit. Faut-il ruser pour accomplir le Bien ? Comme s’il était conscient que son but est une folie pour les autres ; s’il part au hasard, c'est que le Mal est partout.

Les premières aventures de notre chevalier errant

    À peine sorti, il butte sur une loi : il doit être armé chevalier. C'est dire qu'il obéit à une loi supérieure ; il ne part pas au nom du désordre mais au nom d'un ordre supérieur. Il obéit à une finalité idéale. Il se fait armer chevalier dans une auberge au cours d'un épisode d'un haut burlesque.

Il est bien évident que nous ne suivrons pas toutes les aventures qui jalonnent l’errance de notre chevalier.

Je ne proposerai ici que deux exemples qui, au-delà de leur apparence burlesque, posent le grave problème de la Justice pour le premier, et celui de la Foi pour le second.

La rencontre avec Andrés

Le hasard lui fait rencontrer une aventure qui requiert immédiatement son intervention. Un paysan, Juan Haddon, est en train de battre un tout jeune adolescent qui se plaint en disant "Je ne le ferai plus". Don Quichotte, dans son étrange accoutrement, surgit soudain. Sans se préoccuper un seul instant de savoir les raisons de ce châtiment, il se place du côté du plus faible. Il prend systématiquement le parti du puni, de l'opprimé. Le seul fait que la victime soit un enfant suffit à donner tort au bourreau, même si le paysan est tout à fait sûr de la justice de sa cause.

 

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Le jeune Andrés, à tort ou à raison, réclame ses gages. Devant cette étrange apparition, le paysan effrayé promet de payer, mais il a vite compris qu’il a affaire un fou. Il lui dit qu’il doit pour ce faire retourner à sa ferme et donne "sa parole de gentilhomme de tenir sa promesse". Malgré les protestations d’André, qui sait bien que son maître n’est nullement un gentilhomme, Don Quichotte, convaincu d’avoir rétabli la justice, fait alors une admirable sortie ; il tourne bride et disparaît.

 

Mais voilà, il a rendu la justice sans l’assurer. Démarche logique : rendre la justice, c'est supprimer le bourreau et non le remplacer. Vous pouvez imaginer la suite. Le paysan a été insulté. Il va faire payer à l'enfant son humiliation et le battre cette fois avec méchanceté.

 

Ainsi la Justice incarnée par Don Quichotte, dans cet univers impitoyable, aboutit à l’échec le plus cruel qui soit, l'échec par illusion de la victoire.

 

 

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Le jeune Andrés réapparaîtra dans la suite de l'histoire et portera une grave accusation contre le chevalier :

"Vous auriez dû ne pas vous en mêler, mon maître ne m'aurait donné que quelques coups de bâton, puis il m'aurait payé."

 

Comme s'il y avait en ce monde des accommodements avec l'injustice. Les humbles plient, font le gros dos. Dans l'univers de Don Quichotte, il n'y a pas d’accommodement. Il faut que triomphe une Justice supérieure. Hélas, elle n'existe pas et, par son intervention intempestive, elle rompt l'équilibre du Mal dans le monde ; cet équilibre, qui en limite les dégâts, doit être préservé si ce n'est pas le Bien qui triomphe totalement.

 

C’est bien une morale désabusée.

Ce sont toujours les humbles qui font les frais des grandes expériences rédemptrices. Don Quichotte donne sa parole d'intervenir à nouveau, mais les opprimés n'ont pas besoin de paroles ; ils ont besoin de concret.

 

C'est alors que Sancho intervient : "Nous sommes bien désolés de votre malheur", et il lui donne quelque chose qui, pour lui, est précieux : un morceau de pain et de fromage. C’est pourquoi lorsqu'Andrés lui dit amèrement : "En quoi mon malheur vous touche-t-il ?", Sancho ne lui parle pas de son cœur ni de son âme. Il lui répond avec une admirable simplicité : "Dans ce fromage que je vous donne et qui peut-être me manquera."

Ils partent, et Andrés reste seul, dans l’amère et terrible solitude des victimes impuissantes.

Les marchands tolédans

 

Au chapitre V, la route de Don Quichotte croise celle des riches marchands tolédans auxquels il demande de reconnaître que Dulcinée est la plus belle femme du monde. Les marchands, conscients d'avoir affaire à un fou, objectent qu'il leur faut une preuve, un portrait et que, même si la dame est borgne ou a les yeux chassieux, ils proclameront la suprématie de sa beauté.

  Et Don Quichotte de répliquer :

"Si je vous la montrais, quel mérite auriez-vous à reconnaître une vérité aussi manifeste ? L’important est de croire sans la voir ; et de le confesser, de l’affirmer, de le jurer, de le soutenir, les armes à la main."

 

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Cet épisode est ambigu car ce qu'il engage va bien au-delà de l'anecdote burlesque et met en cause le problème de la Foi

Ne peut-on y entendre un passage de l’évangile selon Saint Mathieu : "Maître, dirent les pharisiens à Jésus, nous désirons que tu nous fasses voir un signe".

Le refus persistant des marchands provoque la colère de Don Quichotte ; il se lance au grand galop de Rocinante afin de les punir. Mais, au bout de quelques mètres, Rocinante, trébuche et jette à terre le malheureux chevalier tandis que ses invectives se perdent dans un grand bruit de ferraille. Leur valet, qui a eu peur, se venge en rouant de coups le pauvre chevalier. Don Quichotte est battu sauvagement tandis que les marchands poursuivent leur route.

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Don Quichotte après la rencontre avec les marchands (Gustave Doré)

 

La rencontre avec un tel fou a bien diverti les marchands. Ils en devisent joyeusement entre eux et se promettent de raconter cette aventure.

 Le "Don Quichotte" va être tout entier traversé de ces voyageurs qui croisent son chemin et porteront témoignage de cette étrange rencontre.

Nous verrons que, dans la seconde partie, Don Quichotte rencontrera des gens qui l’identifieront sans l'avoir jamais rencontré.

Ainsi commencent la diaspora du chevalier errant et la victoire de ce pauvre homme solitaire, abandonné sur la route.Il sort des pages du livre pour vivre ailleurs.

Trouvaille géniale de Cervantès 

Roué de coups, moulu, délirant, notre chevalier errant est ramené, nuitamment, par un voisin qui l'a trouvé presque inconscient sur la route.

À son retour, il reste couché dans un état comateux et ses amis, le curé et le barbier, en profitent pour brûler de nombreux livres de sa bibliothèque et en murer la porte.

 

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Illustration de Ricardo Balaca

 

Lorsqu'il reprendra conscience, ils inventeront une intervention des enchanteurs. Cette invention relancera le récit jusqu'à la fin, car on peut penser qu'à force de se heurter à un réel irréductible, Don Quichotte aurait peut-être renoncé à son entreprise. Désormais il a une réponse à tous les démentis que lui inflige la réalité. Il est victime des enchanteurs !

 Ici s’amorce le thème de la Burla (la mystification) qui va courir jusqu’à la fin du roman : la seule façon d’infléchir le comportement de Don Quichotte est d’entrer dans son jeu, de le suivre dans son délire.

Dans la seconde partie, publiée dix ans plus tard, ce procédé informe la majeure partie des aventures de notre chevalier.

Seconde sortie de don Quichotte, cette fois accompagné de Sancho Panza

En effet, dès le chapitre VII, Sancho Panza, le futur écuyer de notre héros, est entré en scène Le narrateur nous le présente comme un homme honnête et pauvre.

Pour l’engager à le suivre, Don Quichotte promet de lui donner en récompense le gouvernement d'une île. Ceci fait rêver notre écuyer. Sancho est pauvre, ne l’oublions pas, ce qui éclaire son rêve de richesse.

Niais, crédule Sancho ? Les Espagnols pauvres qui se sont lancés dans l'aventure de la conquête de l'Amérique l'étaient-ils aussi ? Et puis pour un habitant de la Mancha, une île est un lieu mythique, irréel.

 Le plus inattendu de ces préparatifs est l'entrée en scène d'un nouveau personnage : l'âne. Sancho ne veut pas suivre son maître à pied et se propose de partir avec son âne. Ce qui ne manque pas de poser un problème à Don Quichotte.

Dans les romans qu'il a lus, il ne se souvient pas que les écuyers aient été montés sur un âne. Il l'accepte sous réserve de le remplacer à la première occasion. De fait, le petit âne ne quittera jamais les pages du livre.

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                                          Sancho et son âne (Gustave Doré)

 

Il est désormais essentiel et complète le couple des seconds rôles. L'âne est la caricature du cheval, comme Don Quichotte est la caricature d'un chevalier errant, et Sancho celle d'un écuyer. L'âne est le pendant de Sancho ; il est l'humble de l'écurie et la gloire de Sancho jointe à celle de l'âne, c'est le triomphe des humbles en cette Mancha cervantine.

Le trait de génie a consisté à mettre Sancho à côté de Don Quichotte.

L'un efflanqué, jaune et desséché, perché sur Rocinante, regardant au loin dans la plaine pour voir surgir l'aventure, l'autre, tout rond, installé comme un patriarche sur son âne, caressant son outre et son bissac.

 

Il y a là une trouvaille d'une valeur plastique incontestable à quoi tous les illustrateurs ont été sensibles : deux maigreurs superposées, juxtaposées à deux rondeurs également superposées.

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Don Quichotte et Sancho Panza (Honoré Daumier)

 

Ces deux personnages fortement campés ne cesseront pas d'évoluer.

 Sancho tient à son gros corps, il est un peu douillet, un peu menteur, un peu tricheur, un peu roublard, mais il a une vraie sagesse populaire ; dans sa mémoire, il a un interminable répertoire de proverbes qu'il peut enfiler les uns derrière les autres sans souffler, comme une litanie, au point d'exaspérer parfois son maître. Pourtant, Don Quichotte va subir la contagion et, à son tour, énoncer quelques uns de ces proverbes.

 Sancho est illettré, à peine sait-il, et encore vaguement, signer son nom. Ce qui signifie qu'il n'a aucune connaissance dans le domaine intellectuel et moins encore littéraire. D'où parfois sa crédulité naïve. Néanmoins, il a non seulement du bon sens, mais également de l’esprit, de l'intelligence et, peu à peu, se dessine un caractère plus profond qu'on ne le croyait.

 L’arrivée de ce personnage va apporter une nouvelle saveur à ce récit car, tout au long du jour, tandis qu’ils avancent au trot de leurs invraisemblables montures, ils ne vont pas cesser de deviser. Ce seront leurs "savoureux entretiens" qui sont parmi les pages les plus subtiles, drôles ou sages de ce long roman.

 Au gré de ces entretiens, qui doublent la narration du contrepoint des réactions et des sentiments qu'ils expriment face à l'aventure, leur antagonisme apparent se mue progressivement en une harmonie subtile. Vient le moment où, comme malgré eux, ils en arriveront à se contaminer l'un l'autre.

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Jacqueline Baldran Maître de conférences. Paris IV
 

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